D'une manière générale, les médias français couvrent régulièrement et parfaitement le procès des attentats du 13 novembre. En ce jour anniversaire, d'aucuns se sont posés la question de la riposte de l'Etat islamique aux bombardements français. L'analyse chronologique établie par le Monde démontre une nouvelle fois que la réponse n'est pas là. Sautez directement à la conclusion, et la raison d'être des attentats y est. Je remets ici in extenso l'article du Monde, accessible uniquement aux abonnés.
Le Monde, 13 novembre 2021, par Soren Seelow
La France a-t-elle été attaquée pour ce qu’elle représente ou en raison de ses interventions militaires en Irak et en Syrie contre l’organisation Etat islamique (EI) ? Cette question traverse le procès des attentats du 13-Novembre depuis son commencement.
Elle a été soulevée le 15 septembre, au sixième jour d’audience, par le principal accusé, Salah Abdeslam : « François Hollande dit que nous combattons la France pour vos valeurs et pour vous diviser. C’est un mensonge manifeste. Quand François Hollande a pris la décision d’attaquer l’Etat islamique, il savait très bien que sa décision comportait des risques. »
Deux mois plus tard, la déposition de l’ancien président de la République, entendu comme témoin le 10 novembre, sonnait comme une réponse à ces propos venus du box : « Ce groupe terroriste nous a frappés non pas pour nos modes d’action à l’étranger, mais pour nos modes de vie ici même. » Il n’a pas toujours été aisé, au cours des audiences, de trancher entre ces deux explications. La complexité des faits, la chronologie parfois flottante de certains intervenants et la durée même du procès ont rarement permis d’appréhender cette question dans sa globalité. Au fil des semaines, les débats ont cependant égrené de nombreux éléments de réponse. Décryptage.
Les attentats étaient-ils une réponse à l’intervention en Syrie ?
Le 28 octobre, un extrait audio d’un dictaphone abandonné par un spectateur, qui a enregistré les deux heures et demie de la tuerie du Bataclan, a été diffusé à l’audience. On y entendait, entre deux tirs, un terroriste justifier les attentats : « Pourquoi on fait ça ? Vous bombardez nos frères en Syrie, en Irak. (…) Vous pourrez vous en prendre qu’à votre président, François Hollande. »
Interrogé par un avocat de parties civiles sur le fait que son nom soit évoqué à trois reprises dans cet enregistrement, François Hollande a répondu : « C’était une formule apprise, une sorte de refrain disant que c’était de ma faute s’il y avait eu cette attaque. Quelle était l’intention ? Elle était double : la première, c’était de nous faire renoncer à notre intervention en Irak et en Syrie. La seconde, c’est de nous diviser, de faire en sorte qu’à l’intérieur même de notre pays il puisse y avoir un doute. »
Pour l’ancien président, la chronologie des événements de l’année 2015 suffit à déconstruire l’argument présentant ces attaques comme une réponse à l’intervention française en Syrie : « Les dates sont très importantes pour le procès. La première frappe n’interviendra en Syrie que le 27 septembre 2015, le commando s’était organisé bien avant. Nous savons que les attentats étaient préparés depuis fin 2014. »
L’instruction a en effet établi que ce projet terroriste, qualifié à l’audience par un enquêteur de la sous-direction antiterroriste (SDAT) d’« opération la plus complexe réalisée par l’EI hors de ses frontières », était en préparation depuis de longs mois avant le début des bombardements français en Syrie. Au moment des premières frappes, les trois terroristes du Bataclan avaient déjà quitté la Syrie et rejoint leurs complices à Bruxelles. L’assaillant qui évoque dans l’enregistrement audio les bombardements en « Syrie » n’a jamais vu un avion français dans le ciel syrien.
Plus généralement, la motivation même de l’intervention française en Syrie contredit cet argument. Depuis le début de l’année 2015, la France avait déjà été visée par plusieurs attentats planifiés par l’EI : celui de l’Hyper Cacher en janvier, un projet manqué contre une église de Villejuif en avril ou encore l’attentat du Thalys, en août. Et c’est précisément parce que les services de renseignement avaient reçu l’information, durant l’été, que le djihadiste belge Abdelhamid Abaaoud, un des cadres opérationnels du 13-Novembre, préparait des attaques d’ampleur en France depuis la Syrie que décision a été prise d’intervenir militairement, a rappelé M. Hollande.
« Abaaoud ? Je n’ai eu son nom qu’au mois d’août 2015, a-t-il expliqué à la barre. Il était considéré comme un des coordinateurs de la cellule qui préparait ces attentats. Nous savions qu’il était à Rakka, en Syrie [il était en réalité déjà arrivé à Bruxelles]. C’est quand nous avons su que des attentats se préparaient que la France est intervenue en Syrie en vertu de l’article 51 de la charte des Nations unies sur la légitime défense. Pour bombarder quoi ? Qui ? Pas des populations civiles, uniquement des camps d’entraînement. L’objectif était de toucher les lieux où se préparaient les attentats. »
Une réaction aux bombardements de la coalition en Irak ?
Si l’intervention en Syrie apparaît comme une justification opportuniste, l’enregistrement du Bataclan évoque aussi, et surtout, « l’Irak ». Pour l’EI, dont le territoire est à cheval sur les deux pays, la distinction est d’ailleurs superflue, l’Irak et la Syrie constituant une seule et même entité : le « califat ». L’articulation entre l’intervention en Irak et les attentats est nettement plus complexe à appréhender et a donné lieu à quelques discussions durant le procès. La chronologie, ici aussi, est primordiale.
L’intervention française en Irak dans le cadre de la coalition internationale « anti-Daech » remonte au 19 septembre 2014, un an avant son extension en Syrie. Trois jours après les premières frappes, dans un discours diffusé le 22 septembre 2014, le porte-parole de l’EI, Abou Mohammed Al-Adnani, avait appelé, pour la première fois publiquement, à mener des attentats contre les pays de la coalition, dont la France : « Si vous pouvez tuer un incroyant américain ou européen – en particulier les méchants et sales Français (…) ou tout (…) citoyen des pays qui sont entrés dans une coalition contre l’État islamique –, alors comptez sur Allah et tuez-le. » Selon l’enquêteur de la SDAT qui a déposé à l’audience, ce discours « incarne »la menace « grave et imminente » qui pesait sur la France à partir de cette date.
Lors de sa déposition, François Hollande a déclaré, à tort, qu’au moment de cet appel au djihad, la France n’était pas encore engagée en Irak : « Nous ne sommes pas encore intervenus en Irak, et bien sûr pas en Syrie. » Il avait été repris à l’audience par l’avocate de Salah Abdeslam, Me Olivia Ronen. Cette rectification faite, l’enchaînement chronologique des faits semble pouvoir attester d’un lien de causalité – pas nécessairement le seul – entre le début des bombardements en Irak et les attentats ayant visé la France en 2015.
Mais dans quel but ? Au début du procès, Salah Abdeslam avait avancé l’argument humanitaire : « Les avions français qui bombardent l’Etat islamique ne font pas la distinction entre l’homme, la femme et les enfants. » Quelques semaines plus tard, son avocate a tenté d’emmener l’ancien président de la République sur cette question délicate : « Est-ce que les frappes françaises ont pu causer des victimes civiles en Syrie ou en Irak ? » « Toutes les consignes que j’ai données étaient qu’il n’y en ait pas. Mais je ne peux pas vérifier s’il y en a eu une ou deux. Quand bien même, ce n’est pas une façon de justifier… », a répondu M. Hollande.
Dans l’appel du porte-parole de l’EI à tuer « les méchants Français » , les « victimes civiles » des bombardements ne sont pourtant pas évoquées. Il s’agit avant tout de défendre l’intégrité territoriale du « califat » en intimidant ses ennemis par la terreur. Cette justification humanitaire sera en revanche exploitée plus tard par l’EI pour justifier ses attentats et sensibiliser les nouvelles recrues. Les éléments de langage largement diffusés par la propagande ont été repris mot pour mot (« les femmes et les enfants ») à l’audience par Salah Abdeslam. Les avions français n’ayant commencé à survoler l’Irak que trois jours avant le discours d’Al-Adnani, cette rhétorique semble cependant avoir été construite a posteriori.
L’EI menaçait-il déjà la France avant les frappes en Irak ?
Le 9 novembre, un enquêteur de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a présenté à l’audience un historique très détaillé de la menace terroriste en France depuis le milieu des années 1990. A compter de 2013, cette menace est essentiellement portée par l’Etat islamique en Irak et au Levant, ancêtre de l’EI, et ce bien avant les interventions occidentales en Irak et en Syrie : « Dès 2013, on a un Français rentré de Syrie, où il avait rejoint l’Etat islamique en Irak et au Levant, porteur d’un projet d’attentat. »
A partir de 2014, l’enquêteur décrit une montée en puissance des projets visant la France et la Belgique. Le Cannois Ibrahim Boudina, parti en Syrie en 2012, était rentré en Europe en janvier 2014 par la route des migrants, « comme le feront des terroristes du 13-Novembre ». Il est arrêté à son arrivée en France dans une commune limitrophe de Cannes. Sur sa tablette, les enquêteurs découvrent des recherches récentes sur Charlie Hebdo, des associations juives et des casernes militaires françaises : « Il avait constitué un engin explosif de 900 grammes et communiquait avec un individu sur zone qui serait Mohammed Emwazi. »
Cette information révélée à l’audience, jusqu’ici peu connue, éclaire d’un jour nouveau ce projet d’attentat. Mohammed Emwazi, surnommé « Jihadi John », est un terroriste londonien tristement célèbre pour avoir participé en Syrie à de nombreuses vidéos de décapitations d’otages occidentaux ou japonais. Selon une note de la DGSI datant de 2019, qui n’a pas été évoquée au procès, il aurait surtout occupé un rôle important au sein de la « cellule des opérations extérieures » créée en 2014 par l’EI pour planifier ses attentats : « En 2014, Adnani [le porte-parole] aurait été le principal donneur d’ordres pendant qu’Emwazi aurait agi en tant que coordinateur opérationnel, (…) impliqué dans le recrutement d’opérationnels. »
A la lumière de ce profil, les communications entre Emwazi et Boudina tendraient à établir que le projet de ce dernier, loin d’être une initiative personnelle, était coordonné par l’EI, huit mois avant le début des bombardements en Irak. Cette analyse est renforcée par une note déclassifiée de la DGSE, qui figure au dossier d’instruction et attribue des rôles comparables de « manageurs opérationnels » à Mohammed Emwazi et Abdelhamid Abaaoud, le futur coordinateur du 13-Novembre : ils « constituent les maillons essentiels permettant d’assurer le bon déroulement des opérations extérieures de l’EI, de la genèse du projet terroriste décidé à haut niveau jusqu’à l’acheminement des opérationnels dans un pays donné. »
« Quelques mois plus tard, poursuit l’enquêteur, on a Mehdi Nemmouche. » Le 24 mai 2014, ce djihadiste français rentré de Syrie tue quatre personnes au Musée juif de Belgique, à Bruxelles, avant d’être arrêté à Marseille en possession d’une kalachnikov et d’une caméra GoPro. « Il n’était pas à Marseille pour faire ses courses », a ironisé François Hollande en réponse à une question de la défense. « En Syrie, Nemmouche a été le geôlier d’otages français et a côtoyé Mohammed Emwazi, Abdelhamid Abaaoud et Najim Laachraoui », le futur artificier des attentats du 13-Novembre, précise l’enquêteur de la DGSI pour étayer les liens anciens entre ces opérationnels.
Les projets d’attentat de Mehdi Nemmouche et d’Ibrahim Boudina avaient-ils été validés par l’état-major de l’EI ? Plusieurs éléments semblent aller dans ce sens. Les deux hommes ont quitté la Syrie en même temps pour entrer en Europe « en janvier 2014 », précise l’enquêteur, et tous deux avaient combattu dans le même bataillon, la « brigade des immigrés », à laquelle appartenaient plusieurs futurs terroristes des attentats du 13-Novembre.
Plus troublant : après son arrestation en France, Mehdi Nemmouche avait laissé entendre, dans une conversation avec un codétenu, révélée par Mediapart, que les projets des deux hommes semblaient coordonnés. Après avoir évoqué les « frères de Cannes », en référence aux complices d’Ibrahim Boudina, de la cellule dite de « Cannes-Torcy », il avait lâché : « Tant qu’ils ne démantèlent pas la filière, tout ira bien. » Nous sommes le 28 juillet 2014. Plus d’un mois avant l’intervention de la coalition internationale en Irak.
Par-delà la chronologie des événements, c’est sans doute l’EI lui-même qui donne la meilleure réponse à la question qui agite ce procès. Dans un numéro de son magazine de propagande Dabiq, en juillet 2016, le groupe avait publié un article intitulé « Pourquoi nous vous haïssons, pourquoi nous vous combattons ». Après avoir énuméré plusieurs justifications aux attentats visant l’Occident, le texte se concluait sur cette clarification : « Ce qu’il est important de comprendre, c’est que, même si certains assurent que votre politique extérieure est à l’origine de notre haine, cette cause est secondaire (…). En réalité, même si vous cessez de nous bombarder (…), nous continuerons à vous détester parce que la cause principale de cette haine ne cessera pas tant que vous n’aurez pas embrassé l’islam. »