Il n'y a pas que le Moyen-Orient qui est le terrain de jeu des islamise. L'Afrique aussi.
Si l'on entend beaucoup parler de Boko Haram, d'autres groupes, moins connus, commencent à étendre leur emprise sur des portions plus ou importantes de territoires africains du Mozambique, Sahel, Nigéria ou Lac Tchad.
L'excellente enquête de Jean-Philippe Rémy et Madjid Zerrouky dans le Monde du 9 octobre 2020 met en lumière un phénomène qui se propage, sous des formes diverses certes, dans le continent africain déjà miné par les luttes tribales et la pauvreté voire la famine. Ce sont les nouveaux territoires de conquête de l'Etat Islamique (EI), ou comment passer du modèle Al Qaida post 11 septembre à un modèle qui a eu sont temps de gloire en Irak et en Syrie depuis 2014 jusqu'à sa chute l'an dernier. Pour autant, faut-il craindre une jonction entre tous ces groupuscules ? Lire l'enquête ci-dessous.
Konduga (Nigeria), 20 août 2019. Parmi les femmes recrutées par Boko Haram, certaines ont trouvé refuge dans un camp pour personnes déplacées. LAURA BOUSHNAK / THE NEW YORK TIMES / REDUX-REA
Des portions entières du continent africain subissent les percées de quelque 15 000 insurgés islamistes. Des groupes comme celui qui a détenu l’humanitaire française Sophie Pétronin, avant de l’échanger contre une longue liste de djihadistes emprisonnés au Sahel.
C’est une table dans un restaurant pour carnivores assumés dans le quartier des affaires de Sandton, à Johannesburg, la capitale économique sud-africaine. Un soir, début octobre, on y fait bonne chère. Le vin est généreux, les propos enjoués. Cela ressemble presque au « monde d’avant » la pandémie de Covid-19, malgré les tables éloignées et les masques des serveurs qui apportent des steaks épais à souhait, après des mois de fermeture de tous les établissements. En Afrique du Sud, le pic de la pandémie n’a été dépassé qu’en septembre… Mais ce n’est pas pour cette raison que l’humeur du maître de table est si enjouée.
Ce dernier, force de la nature, petit accent afrikaner, est un ex-responsable du renseignement militaire sud-africain, désormais passé au privé. Cet ancien militaire est aujourd’hui l’un des acteurs-clés des compagnies de sécurité sud-africaines. Un homme qui, comme tous ses collègues, voit se profiler des jours opulents, en raison d’une crise qui se déroule à quelques centaines de kilomètres de là, dans la région du Cabo Delgado, au Mozambique. Analystes, responsables de « gestion de crise », fournisseurs de matériel, et d’hommes, bien sûr… tout le secteur vibrionne et n’a en tête que le nom de
ce pays.
Après une attaque de djihadistes dans le village d’Aldeia da Paz (nord du Mozambique), le 24 août 2019. MARCO LONGARI / AFP
Là, dans le nord, une insurrection islamiste, partie de presque rien il y a trois ans, est en train de s’étendre. Les insurgés, baptisés localement Chabab (les jeunes), sont apparus au grand jour le 5 octobre 2017. Là, avec des moyens très limités – tous les combattants, alors, n’avaient pas d’armes à feu –, leur groupe a mené une première incursion dans le port de Mocimboa da Praia, à près de 3 000 kilomètres de Maputo, la capitale, près de la frontière tanzanienne. Une région qui est aussi, et surtout, un eldorado gazier en devenir. C’est d’ailleurs là qu’un consortium, dirigé par le français Total, s’apprête à construire, sur la péninsule d’Afungi transformée en camp retranché, des installations de liquéfaction de gaz exploité offshore. En trois ans, les Chabab, qui ont remisé les machettes des débuts, ont réussi à s’imposer.
« On pensait que c’était très local, et on se retrouve avec des groupes qui s’organisent au point de menacer l’industrie gazière, explique l’ex-militaire.Plusieurs facteurs se sont combinés entre le mécontentement de populations qui se sentent abandonnées et l’action des services de sécurité mozambicains, qui ne font pas toujours la distinction entre insurgés et population. Les djihadistes, eux, connaissent le terrain, montent des embuscades, et étendent leur zone d’action. Ils ont de beaux jours devant eux », résume celui qui a « ses hommes sur le terrain pour faire remonter de l’information ». Sur les forces mozambicaines, il a d’ailleurs des kilomètres d’anecdotes inquiétantes qui expliquent, en partie au moins, l’avancée des Chabab.
« De beaux jours devant eux »
Depuis plusieurs années, en effet, des groupuscules islamistes se constituaient à bas bruit dans cette région, sur fond de tensions locales entre tendances religieuses, dans un contexte où les perspectives d’exploitation du gaz offshore et ses retombées économiques aiguisent les appétits. La province du Cabo Delgado était, jusqu’ici, un « paradis » des ONG en raison de sa pauvreté. C’était aussi le lieu de concentration de nombreuses ressources ne profitant pas aux populations, à commencer par les mines de rubis, auxquelles s’ajoutent les trafics d’héroïne et de migrants. La situation s’annonce fructueuse pour les sociétés de sécurité, notamment sud-africaines, certes, mais, au jour le jour, une insurrection de cette nature est aussi comme un microdrame en répétition, entouré au Cabo Delgado d’un épais nuage de secret – les noms des responsables des différents groupes insurgés sont l’objet de supputations.
Comme le relève le dernier rapport du groupement d’ONG Cabo Ligado (un groupe d’information sur la situation au Cabo Delgado, dont Acled et International Crisis Group), l’une des dernières attaques visait un camion de la compagnie nationale d’électricité, dont les techniciens venaient effectuer une réparation sur une ligne « coupée par les insurgés ». Les hommes (dont un blessé) ont été libérés à la condition de faire passer le message : « Désormais, ne plus réparer les lignes coupées ». Sans électricité, pas d’eau courante, plus de téléphone, parfois plus de banques. En entretenant le chaos mozambicain, les insurgés organisent méthodiquement leur propre ordre.
Ces derniers, en juillet 2019, ont prêté allégeance à l’organisation Etat islamique (EI), au sein de la wilaya (province) Afrique centrale : désignée sous l’acronyme Iscap, cette émanation régionale de l’EI était jusqu’ici surtout composée d’un groupe de l’est de la République démocratique du Congo (RDC), issu d’une rébellion locale ancienne (installée à l’origine dans les monts Rwenzori, à la frontière ougandaise, et dont le Soudan islamiste était l’un des parrains). Cela semble bien loin, et dans le temps, et dans l’espace – du reste, parler d’Afrique centrale pour le Mozambique constitue une aberration géographique. Pourtant, de minuscules liens relient les deux groupes. Du combattant arrêté au Mozambique qui dit avoir été entraîné dans un camp d’Iscap en RDC aux sources qui redoutent de voir, justement, l’est du Congo et sa profusion de groupes armés se transformer en plate-forme du djihadisme pour la région.
Obédiences diverses
Depuis un peu plus d’un an, l’Afrique voit une augmentation de l’activité de multiples groupes d’obédiences diverses sur presque toutes les parties d’un continent devenu central dans la communication de l’organisation Etat islamique. L’EI se focalise sur ses franchises africaines ou les groupes qui lui ont prêté allégeance, depuis les nouveaux venus d’Afrique centrale ou de l’Est, où l’organisation djihadiste cherche à se greffer à des groupes djihadistes locaux. Mais aussi en Afrique de l’Ouest (l’organisation Etat islamique en Afrique de l’Ouest ou Iswap), ou en s’appuyant sur les groupes traditionnellement actifs dans le Sinaï.
Tué en octobre 2019 lors d’un raid des forces spéciales américaines en Syrie, l’ancien chef de l’organisation, l’Irakien Abou Bakr Al-Baghdadi, avait, lors de sa dernière apparition vidéo, six mois plus tôt, pris le soin de remercier les nouveaux groupes qui avaient fait allégeance à l’EI en Afrique, notamment au Mali et au Burkina Faso. Il avait même cité le nom d’Abou Walid Al-Sahraoui, alors émir de l’EI pour le Grand Sahara (EIGS) avant la « réunification » – sur le terrain de la propagande et de la communication du moins – de tous les groupes agissant dans le grand Sahel et en Afrique de l’Ouest, sous la même bannière : l’Iswap.
Le 31 octobre, le nouveau porte-parole de l’EI avait mentionné l’« Afrique centrale » parmi les nouveaux territoires du djihad dans son premier enregistrement audio. En début de mois, dressant le bilan d’une année d’opérations, l’hebdomadaire en ligne Al-Naba, l’organe de propagande de l’EI, revendiquait 118 opérations au Mozambique, en Tanzanie et en RDC, où un casque bleu indonésien a été tué lors d’une embuscade près de la ville de Beni, le 22 juin.
« Tant que l’EI continue de progresser en Afrique, le rêve du califat global n’est pas mort » Jacob Zenn, chercheur
Qu’il y ait un effet d’opportunité respective entre des groupes locaux et les lointains responsables de l’EI est une évidence. Jacob Zenn, chercheur à la Fondation Jamestown, à Washington, qui étudie depuis des années les liens entre les groupes djihadistes à travers le continent, le résumait en mai dans l’introduction d’un ensemble de textes publiés par le think tank Center for Global Policy (Africa, the Caliphate Next Frontier, « Afrique, la prochaine zone d’expansion du “califat” ») : « Tant que l’EI continue de progresser en Afrique, le rêve du “califat” global n’est pas mort. »
Sur le papier, le continent présente plusieurs avantages, en dépit d’une grande diversité de situations, à commencer par une surabondance de petits groupes armés qui, additionnés, peuvent donner l’illusion d’une immense scène djihadiste. Un rapport récent de l’Union africaine (UA) évalue leur nombre à 15 000, ce qui en ferait, si leur commandement était centralisé, la première force djihadiste de la planète. Ce n’est pas le cas, tant les groupes sont éclatés. Mais de nombreuses situations locales sont favorables à l’expansion de ces groupes.
Les auteurs du même rapport de l’UA – qui alerte depuis plusieurs années sur la multiplication de cellules et groupuscules – estiment « peu vraisemblable que ces groupes soient sur le point de déclarer un califat dans les zones sous leur contrôle, parce que ce ne serait pas tenable à court terme et attirerait une nouvelle campagne militaire internationale contre eux, alors qu’ils sont en phase de consolidation de leurs positions et d’expansion géographique ». Et d’ajouter qu’« Ils ont de toute évidence appris de leurs territoires perdus dans le nord du Mali, comme en Irak et en Syrie. Ils adoptent une approche plus complexe dans le but de prendre finalement le pouvoir, en détruisant les infrastructures, en assassinant les responsables locaux ».
Depuis un an et demi, près de la moitié des couvertures d’Al-Naba en ligne ont été consacrées aux opérations des filiales africaines. Le nombre de vidéos augmente, comme leur qualité et la sophistication de leur mise en scène. Par imitation, ou grâce à des conseils directs, la propagande visuelle de l’Iswap porte désormais la griffe de l’EI « Irak-Syrie » des grandes années du « califat » (2014-2017). Cela pourrait n’être qu’anecdotique, mais, à ce stade, cela fait une différence.
Un officier de l’armée nigériane teste des jumelles utilisées par le groupe Etat islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP) après des affrontements meurtriers à Baga (nord-est du Nigeria), le 2 août 2019. AUDU MARTE/AFP
Les liens entre Boko Haram et Al-Qaida
Comme l’analyse Vincent Foucher, du laboratoire du CNRS Les Afriques dans le monde : « Avec très peu de chose, quelques conseillers, un peu d’Internet, il est possible de faire la différence. » Il souligne l’évolution des maquisards de la mouvance dite Boko Haram, au Nigeria (dont une partie est affiliée à l’EI à travers Iswap). « On a vu l’influence de l’EI central changer avec le temps. Il y a eu des périodes où leurs demandes restaient lettre morte, comme me l’ont raconté des sources directes de ce mouvement, explique le chercheur. A une époque, les liens entre Boko Haram et Al-Qaida avaient permis à certains éléments d’aller s’entraîner au Mali. Quelques années plus tard – après des changements d’allégeance et les scissions –, des conseillers ont été envoyés depuis la Libye dans le maquis au Nigeria, pendant plusieurs mois. Ils ont amélioré la tactique des attaques, poussé à ce que soient créés des sortes d’uniformes, ont exigé que cesse l’utilisation d’enfants-soldats, et poussé à instaurer un régime de taxes plutôt que de vivre de pillages. Cet investissement minimal a payé : le groupe est devenu plus efficace », conclut Vincent Foucher.
Cette « efficacité » repose sur d’autres pratiques, comme se rapprocher d’une partie, au moins, de la population dans les zones à conquérir. Selon une source qui suit ces mouvements depuis deux décennies : « La rupture est nette avec le modèle qaïdiste post-11-Septembre où les groupes tentaient d’être hébergés localement dans l’idée de porter ailleurs les coups de leurs attaques. Désormais, l’objectif consiste à contrôler des zones en y apparaissant le moins possible, mais dans l’idée de les administrer à terme. » Cette phase peut commencer de façon discrète, voire secrète. Elle est peut-être déjà à l’œuvre en plusieurs points du continent. Certains s’inquiètent ainsi de l’organisation de cellules dans les Comores, ou à Madagascar, quand des sources concordantes tentent de mesurer ce qui est à l’œuvre au Malawi, un pays jugé jusqu’ici « hors de ces radars-là », mais qui pourrait bien constituer une extension de la zone des Chabab mozambicains, ou un relais vers l’est de la RDC.
Un camion piégé, lancé par les Chabab, a détruit ce centre des impôts, à Mogadiscio (Somalie), le 28 décembre 2019. BRIAN OTIENO/The New York Times-REDUX-REA
Le responsable de la sécurité au sein d’une grande ONG internationale se dit préoccupé par la multiplication de ce type de situations à l’échelle du continent. « Désormais, on doit de plus en plus prendre en considération le fait que les acteurs humanitaires sont potentiellement des cibles, comme l’a démontré l’attaque qui a conduit à l’assassinat du groupe d’Acted au Niger, dans le parc de Kouré [le 9 août]. » En se penchant sur une série de zones où opèrent ses équipes au Nigeria, il observe comment « sur une route que tout le monde empruntait encore récemment, apparaissent de faux checkpoints. Les insurgés cherchent des cibles intéressantes, par exemple nos employés, locaux ou internationaux. Cela peut se traduire par un assassinat ou un enlèvement. » L’échange, en ce début octobre, de l’humanitaire française Sophie Pétronin et de l’homme politique malien Soumaïla Cissé contre plusieurs centaines de djihadistes illustre la « valeur marchande » des Européens comme des figures emblématiques locales.
« Le façonnage de l’environnement »
Notre responsable de la sécurité souligne que le travail d’influence et de lutte contre les autorités se fait « de façon insidieuse, à bas bruit, dans une sorte de discrétion absolue envers le reste du monde ». Ces zones ne sont pas tenues par un groupe armé, mais des hommes peuvent y apparaître, notamment le long des routes, ou dans les agglomérations pour mettre en œuvre ce qu’une source spécialisée appelle « le façonnage de l’environnement ». « Parfois, c’est très peu de chose. Un cadi [magistrat musulman] pour rendre la justice dont les populations locales ont un énorme besoin. Un leader religieux qui conseille mais procède aussi à des recommandations sur les modes de vie. Au-delà, sont organisés des assassinats de responsables locaux, tout ce qui peut incarner l’Etat, des responsables administratifs aux agents de santé ou enseignants », complète une autre source qui suit l’évolution des mouvements.
Nul ne considère que cet effort est le fruit d’un travail centralisé, coordonné, avec des équipes se répartissant les différentes zones. C’est plutôt une méthode qui se répand, et sa recette fait tache d’huile – parfois lentement, parfois vite –, pour « casser » les signes et piliers de la présence de l’Etat. Ainsi, au Burkina Faso, au Mali, au Niger, « des centaines d’établissements d’enseignement ont été incendiés, pillés et détruits » en l’espace d’un peu plus d’une année, vient de relever l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch.
Au seul Burkina Faso, de janvier 2019 à avril 2020, ses chercheurs ont établi (dans le rapport « Leur combat contre l’éducation », mai 2020), que « le nombre des personnes déplacées de leur communauté a explosé, passant de 87 000 à plus de 830 000, selon les Nations unies. Des centaines d’enseignants sont parmi elles. » De son côté, Vincent Foucher note : « Ce n’est pas un hasard si des recettes circulent, y compris les plus violentes, car les gens du djihad passent beaucoup de temps à réfléchir. Et écrivent, transfèrent du savoir. »
« Tout une série de petits maîtres travaillent leur région, observent les autres, retiennent les leçons, et appliquent ce qui marche », résume un spécialiste
« Il n’y a pas pour autant un grand maître quelque part, en train de tirer les ficelles. Plutôt toute une série de petits maîtres qui travaillent leur région, observent les autres, retiennent les leçons, et appliquent ce qui marche », résume une des sources spécialisées. Les méthodes sont désormais éprouvées, appliquées là où se déroulent des conflits locaux, exacerbés parfois par des changements, politiques ou climatiques. Là où l’Etat n’était déjà pas présent en toute impartialité ; là où la terreur peut jouer un rôle, tout comme, inversement, l’attrait d’une forme d’administration alternative. Notre source humanitaire en convient, « dans les environs du lac Tchad, les populations ont beau ne pas tellement aimer les djihadistes, elles reconnaissent qu’ils leur apportent, souvent, une forme d’administration satisfaisante qui profite à leurs activités. Alors ils ne rechignent pas à leur payer des taxes, parce qu’ils en voient l’utilité. »
Pour cela, point n’est besoin de « tenir » un terrain avec des villes, des camps, des bases, de plus en plus visées par les opérations militaires aériennes des forces internationales, aussi bien dans le Sahel, dans la région du lac Tchad, ou encore dans la Corne de l’Afrique. Les cas d’implantation de groupes visant les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest, Togo, Bénin, Côte d’Ivoire, Ghana, suscitent déjà des inquiétudes. Une source africaine bien informée y voit une « ruée vers la mer », dont le but serait de se ménager des couloirs pour la logistique, les trafics, bien plus qu’une expansion territoriale.
Dans le même temps, d’autres groupes apparaissent, pas encore au stade où les actions attirent l’attention. Mais « en Guinée, ou en Sierra Leone, des petits groupes nous inquiètent. Il y a des éléments radicalisés par exemple dans la région de Kailahun, dans l’est de la Sierra Leone [proche du Liberia et de la Guinée], qui sont en train de travailler les communautés locales ; on ne sait pas ce qui en sortira », observe le même humanitaire.
Des situations locales avec juste une pincée de global. D’un côté, l’EI tente de récupérer les situations, pour les besoins de sa propagande ; de l’autre, les groupes locaux entendent bien faire fructifier le prestige de leur affiliation grâce à l’apparition de leurs vidéos dans la communication centrale de l’EI, ou par leurs propres canaux, comme les branches affiliées à Al-Qaida. Parfois, aussi, des combattants vont suivre un entraînement ailleurs. Ou reçoivent des visiteurs.
Les seuls voyages connus, à ce stade, d’émissaires de haut rang de l’EI venus en Afrique depuis le Moyen-Orient, sont celui d’un des lieutenants d’Al-Baghdadi, l’Irakien Abou Nabil Al-Anbari, mort en Libye en novembre 2015, et celui d’Abdul-Qader al-Najdi, l’un des chefs de la communication du groupe, lui aussi venu d’Irak. Des combattants de rang inférieur ont fait des allers-retours (Libye ou Tunisie-Moyen-Orient) et d’autres, lors de l’effondrement du califat après la chute de Baghouz, en mars 2019, se sont aussi réfugiés dans leurs pays d’origine – de la Tunisie à l’Afrique du Sud, en passant par le Soudan.
Des « récents succès » félicités
Dans son dernier message, en mai, le porte-parole de l’EI, depuis la région irako-syrienne, Abu Hamza Al-Qurayshi a consacré un temps significatif au continent, félicitant les combattants de l’Iswap pour leurs « récents succès » et « l’extension de leurs opérations », allusion à deux semaines de combat contre les forces armées régulières entre Niger et Nigeria. Une zone où se joue peut-être un nouveau développement local, avec la cooptation de groupes de « bandits » locaux, généralement petits trafiquants d’essence, d’électroménager ou d’êtres humains, qui se voient offrir des facilités pour emprunter certaines routes, bénéficier de protections, quitte à être ensuite incorporés dans les rangs des groupes armés, dans un mélange des genres.
Dans la zone du Sahel, où a démarré voici plusieurs mois une série d’affrontements entre les groupes affiliés à Al-Qaida (au sein du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, JNIM) et ceux de l’EI (au sein de l’Etat islamique au Grand Sahara, englobé dans ISWAP), des familles ont des membres dans chaque camp.
Les Chahab mozambicains ont-ils à cœur, comme l’estiment plusieurs sources, de se créer eux aussi une « zone grise » destinée à s’ouvrir des accès à la mer ? L’avenir le dira. Mais pour l’heure l’extension de l’influence des djihadistes dans le Cabo Delgado ne semble pas en mesure de mettre un coup d’arrêt aux projets gaziers. Pour l’analyste Benjamin Augé, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales, « la construction de deux trains de liquéfaction de Total n’est d’ailleurs nullement remise en cause par les attaques des groupes islamistes. Le projet pourrait en revanche connaître quelques retards, du fait de la situation sécuritaire et des conséquences du Covid-19 ».
La leçon est sans doute là aussi, imposant de regarder de près les aléas du quotidien plutôt que de craindre une jonction des groupes djihadistes à travers l’Afrique. Comme le résume Vincent Foucher, « sur le fond, la formule de déstabilisation marche très bien, et a de beaux jours devant elle. Mais à la fin, l’idée d’un califat géant me semble irréaliste. Peut-être tout simplement la comparaison devrait se faire avec l’Internationale communiste : à la fin, ce sont toujours les nationalismes qui l’emportent ».
Télécharger l'article
Comments