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Photo du rédacteurFlying Butterfly

Au Liban, les chefs de partis persistent dans la politique du pire

Dernière mise à jour : 3 mai 2021

Benjamin Barthe, Le Monde 18 mars 2021


Les querelles de portefeuille bloquent toujours la formation du gouvernement alors que l’effondrement de la monnaie nationale s’accélère.


Bientôt cinq mois qu’il a été désigné. Cinq mois de petites phrases et de grands discours, de négociations et de conciliabules, de tournées à l’étranger et de consultations avec des ambassadeurs. Et à l’arrivée, rien. Le gouvernement que Saad Hariri avait été chargé de former le 22 octobre 2020, dans le but de sortir le Liban de la pire crise économique de son histoire, se fait toujours attendre.

Le chef de file du camp sunnite, censé succéder à Hassan Diab, démissionnaire depuis la catastrophique explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, n’en finit pas de s’écharper avec le président Michel Aoun et son gendre Gebran Bassil, chef du principal parti chrétien, le Courant patriotique libre. La querelle porte sur le tiers de blocage revendiqué au sein du futur exécutif par le camp présidentiel et sur les portefeuilles de l’intérieur et de la justice, auxquels aucun d’entre eux ne veut renoncer.

Des motifs risibles au regard de la gravité de la situation. Le mouvement chiite Hezbollah, le plus puissant des trois pôles de pouvoir du système libanais, qui a sécurisé son quota de ministres, reste à l’écart de ces bisbilles, comme s’il n’était pas pressé de les résoudre.

Chacun de ces acteurs répugne à faire les gestes nécessaires à la relance de l’action gouvernementale, leur immobilisme dût-il entraîner l’écroulement du pays.

Car la chute de la monnaie nationale, qui a décroché du taux officiel de 1 500 livres pour un dollar à l’automne 2019, s’est subitement accélérée ces dernières semaines. Le billet vert qui s’échangeait en octobre 2020, au moment de la nomination de Saad Hariri, à 8 000 livres sur le marché noir, est passé à 10 000 livres début mars, avant de s’envoler à 15 000 livres en début de semaine.


Extension de la pauvreté et menace de black-out


Difficile de tirer au clair les raisons de cette brutale hémorragie. Au-delà de la paralysie gouvernementale, qui bloque les réformes indispensables au retour de la confiance (audit de la banque centrale, loi sur le contrôle des capitaux, etc.), les observateurs pointent plusieurs facteurs possiblement aggravants : la récente obligation faite aux établissements bancaires d’accroître leurs dépôts en dollars auprès de l’institution monétaire libanaise ; la récente réouverture des magasins après deux mois de confinement, qui a elle aussi dopé la demande en billets verts.

Ils évoquent aussi de possibles manipulations des cours, à l’instigation du camp Hariri, pour faire pression sur ses adversaires. « Dans cette famille, c’est quasiment une tradition », persifle Mohanad Hage Ali, analyste au centre de recherches Carnegie. Une référence à la dépréciation de 1992, jugée fabriquée par beaucoup d’experts, qui a facilité l’arrivée au pouvoir de Rafik Hariri, le père de Saad.

Le nouvel accès de faiblesse de la livre a des conséquences en revanche évidentes. Le salaire minimum libanais, fixé à 675 000 livres par mois, soit 450 dollars (393 euros) au taux officiel, ne vaut plus désormais que 45 dollars dans les faits, soit le niveau du smic en Sierra Leone. A moins d’un rapide rééquilibrage du change, le taux de pauvreté, qui avait atteint 50 % de la population à l’été 2020, crèvera très vite ce plafond. « Les chefs de partis ne veulent tout simplement pas d’un nouveau cabinet, ils préfèrent laisser la situation pourrir », estime Camille Najm, un analyste politique.

Les membres du cabinet sortant, qui sont réduits à expédier les affaires courantes, ne cessent de tirer la sonnette d’alarme. Le ministre de l’énergie a prévenu la semaine dernière que sans une avance du Trésor à la compagnie nationale d’électricité, le Liban serait plongé dans le noir d’ici à la fin du mois. L’enveloppe de 200 millions de dollars débloquée depuis pour l’achat de fuel ne fait que repousser la menace du black-out de deux petits mois.


Bagarres dans les supermarchés


Le Liban se met tellement à ressembler à un bateau ivre, sans capitaine, fonçant sur un iceberg, que le chef d’état-major, le général Joseph Aoun, est sorti de son obligation de réserve. « Tout comme le peuple, les militaires souffrent et ont faim »,s’est ému le commandant de l’armée, une institution où le salaire de base vaut désormais moins de 100 dollars. « Où allons-nous ? Qu’attendez-vous ? Que comptez-vous faire ? », a lancé le haut gradé à l’adresse de la classe dirigeante.

Ces admonestations n’ont pas eu d’effet pour l’instant. Pas plus que les images de clients se bagarrant dans les supermarchés pour mettre la main sur les rares produits encore subventionnés, comme l’huile ou le lait en poudre. Les caciques communautaires libanais persistent dans la politique du pire et la « trahison collective », l’accusation que le président français Emmanuel Macron avait formulée contre eux fin septembre 2020, après l’échec de son initiative post-explosion visant à former un gouvernement d’experts en quinze jours.

Bien sûr, chacun a ses raisons. Si Gebran Bassil, chef du Courant patriotique libre, et Michel Aoun refusent de lâcher du lest, c’est parce que le premier, très affaibli par les manifestations de masse de l’automne 2019, sanctionné par les Etats-Unis du fait de son alliance avec le Hezbollah, joue dans cette affaire son avenir politique. Faute de position dominante au sein du prochain gouvernement, il s’expose à se faire doubler par son rival chrétien, Sleiman Frangié, dans la course à la succession de son beau-père, dont le mandat se termine en 2022.

Saad Hariri a lui aussi besoin d’entrer en force au sein du futur cabinet, pour avoir une chance de regagner les faveurs de l’Arabie saoudite, l’ex-sponsor de sa famille, qui le juge trop accommodant avec le Hezbollah. Le patron du Mouvement du futur veut pouvoir gérer à sa manière la mise en œuvre des réformes réclamées par la communauté internationale, dont certaines pourraient le déstabiliser, notamment l’audit de la banque centrale, dirigée par un de ses proches, Riad Salamé.

Quant au Hezbollah, relais des intérêts iraniens au Levant, sa passivité très calculée offre à Téhéran une carte dans la perspective d’une réouverture de négociations avec les Etats-Unis. Le nouveau président américain, Joe Biden, explore la possibilité de ranimer l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, dont son prédécesseur, Donald Trump, s’était retiré. Sans amorce de déblocage de ce dossier, il est peu probable que le Hezbollah consente à s’impliquer dans la guéguerre picrocholine entre Hariri et Aoun.



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